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Dana
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DERNIÈRE MISE À JOUR
2024-10-16 21:52:04
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Mercredi 17 juillet 1985, 00 h 00
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Paru dans le journal Libération, sous la direction de Serge July.
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Article de Marguerite Duras sur Christine V.
By Dana
Contexte : L'article ci-dessous compare Christine Villemin à une femme battue, qui n'aime pas son enfant, qui ne plante pas de fleurs, qui n'aime pas la vie et qui subit un mari dur. Marguerite Duras prétend que le crime a eu lieu dans la maison, sans avoir aucun élément du dossier que ceux fournis par la presse.
Je ne verrai jamais Christine V. C'est trop tard. Mais j'ai vu le juge qui est certainement celui qui est le plus près de cette femme. C'est à lui qu'elle aura parlé le plus. Il dit : " C'est affreux pour moi d'avoir à l'inculper, d'avoir à en passer par ce moment-là ". Il dit que Christine est intelligente, qu'elle est fine, spirituelle. J'ai demandé comment était son visage. Comme Denis Robert, il parle aussi d'un joli visage mais d'une légère absence dans le regard. Ce matin, samedi, je vois une photo d'elle dans l'auto qui l'emmène à la prison, je retrouve aussi cette absence, cette inexpressivité légère qui vitrifie le regard.
La maison, je l'ai vue. Eric Favereau n'arrivait pas à trouver le chemin. C'est au gré des tours et des détours qu'elle nous est apparue, tout à coup. Seule sur le sommet d'une colline nue. Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. C'est ce que je crois. C'est au-delà de la raison.
Il fait une pluie légère que le vent rabat sur les portes et les fenêtres fermées comme le jour du crime. La maison est neuve. Elle est à vendre. C'est le châlet vosgien, aux toits de pentes inégales. Tout autour, des collines vides, des chemins déserts, en bas, les sapinières très sombres... Entre les sapinières, la rivière.
Le soir nous parlons du crime, nous en parlons tout le temps pendant quarante-huit heures. Là j'essaie de savoir pourquoi j'ai crié quand j'ai vu la maison. Je n'arrive pas à le savoir. Je rentre à Paris le lendemain, je téléphone à S. July, je lui dis que je ne ferai pas d'article. Et puis à deux heures du matin je commence à l'écrire. Je l'ai repris ce matin-là après un téléphone qui m'annonce que Christine V. est arrêtée.
Seule comme avant la vie
L'enfant a dû être tué à l'intérieur de la maison. Ensuite il a dû être noyé. C'est ce que je vois. C'est au-delà de la raison. Je vois ce crime sans juger de cette justice qui s'exerce à son propos. Rien. Je ne vois qu'elle au centre du monde quant à moi et ne relevant que du temps et de Dieu. Par Dieu je n'entends rien. Personne n'a vu l'enfant jouer devant la maison. La fermière qui est la première voisine n'a pas vu l'enfant ce soir-là, alors qu'elle (...)
ramenait ses vaches à l'étable. D'ailleurs ce tas de sable pour jouer, il n'existe pas. C'est un tas de gravier, mélangé à du ciment et du sable. Ça ne tient pas la forme, on ne peut pas jouer avec ça. La pelle qu'on a plantée dans le tas de gravier, je la vois comme un mensonge ou une erreur. Pour faire croire seulement. Un journaliste, un photographe ou un criminel. Le père avait fait poser sur les mur de la chambre de cet enfant un papier peint représentant des rallyes de motos. Il avait aussi acheté une petite moto pour se promener avec lui, pour lui apprendre. C'était les motos que cet enfant aimait, les gros engins de course, rapides. Il n'avait que faire de jouer autrement.
L'enfant, oui, je ne peux pas m'empêcher de le croire, tout à coup, quel que soit le tueur, il a dû être tué dans la maison. On a fermé les volets pour ça. C'est ensuite qu'on est allé le noyer dans la rivière. On l'a tué ici, sans doute, dans la douceur, ou bien dans un amour soudain, incommensurable, devenu fou, d'avoir à le faire. De la rivière il n'est parti aucune plainte, aucun cri, personne n'a entendu d'enfant, quand on l'y a mis il était déjà mort.
La première personne qui a parlé de la disparition de l'enfant, c'est la mère de l'enfant, Christine V. C'est elle qui est allée voir la nourrice pour lui demander si elle ne l'avait pas vu, s'il n'était pas retourné chez elle. Une fois chez la nourrice, chose inattendue, bouleversante, je dois dire, Christine V. pose la question et aussitôt après elle parle d'elle, de son existence. Elle dit : " Tu ne peux pas imaginer la vie que j'endure depuis des années ". Est-ce que ce sont des lettres du corbeau dont elle parle ? Il semblerait que dans ce cas elle aurait dit : la vie que nous endurons lui et moi. Au lieu d'être dans une angoisse immédiate, atroce, à cause de la disparition de son enfant, Christine V. parle de l'existence qu'elle a endurée. Comme si la disparition de cet enfant en inaugurant un malheur à venir fermait les vannes d'un malheur passé. C'est là, il me semble, que la raison du meurtre se rapprocherait de nous, qu'une sorte de relation causale décisive s'établirait entre la vie de Christine V. et la disparition de son enfant. Mais peut-être est-ce tout simplement trop tôt pour qu'elle s'inquiète vraiment de la disparition ? Peut-être. On ne saura jamais. On peut dire ça : ou bien elle n'est pas inquiète pour l'enfant et dans ce cas elle vient parler avec la nourrice, prétextant de l'enfant disparu pour parler avec elle de sa vie. Peut-être qu'elle n'est pas inquiète aussi parce que c'est souvent qu'il partirait cet enfant. Qui sait ? Comme ça, qu'il partirait avec son père et qu'ils oublieraient parfois de la prévenir et qu'elle ne s'en plaindrait pas parce qu'elle aimerait être abandonnée de la sorte, se retrouver seule comme avant la vie. C'est possible. Et que ce soit dans cet abandon que la confirmation du malheur s'installerait irrémédiablement chaque soir plus avant, c'est également possible. Et que les progrès de ce malheur elle ne les voit pas se faire, c'est certain elle ignorerait de plus en plus où elle va : une nuit qui descendrait sur elle Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme j'écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d'octobre.
Ou bien elle a oublié. Quoi aurait-elle oublié ? Cela : que pour elle il n'y aurait pas eu de disparition de l'enfant, que c'est seulement pour les autres qu'il y aurait eu disparition de l'enfant, qu'elle aurait dû cacher qu'elle savait du moment que les autres ignoraient encore. Cette imprudence, cette distraction, à savoir qu'au lieu de ne parler que de l'enfant, de sa disparition brutale, vertigineuse, ou de se taire, Christine V. fait une confidence profonde, intemporelle, sur sa propre existence. Je crois qu'on peut dire davantage encore, croire que Christine V. est allé voir la nourrice pour lui dire ça, cette phrase-là qui dirait tout en une fois l'enfer du passé et celui de l'avenir.
Elle a oublié autre chose. La nourrice, amie de Christine, habite à plus d'un kilomètre de chez elle. Que l'enfant ait pu retourner chez sa nourrice, qu'il ait fait cette distance à pied, paraît être la plus improbable des hypothèses, et c'est pourtant là que Christine V. va chercher son enfant.
Là où elle a le moins de chance de le retrouver. Donc elle y serait allée pour y être allée ? Dans ce cas la confidence sur le malheur de sa vie aurait été de surcroit.
La vie, dans ces maisons, personne ne la connaît
Toutes ces circonstances, ces erreurs, ces imprudences, cette priorité qu'elle fait de son malheur sur celui de la perte de son enfant — et autre chose comme ce regard toujours pris de court — me porterait à croire que l'enfant n'aurait pas été le plus important dans la vie de Christine V. Pourquoi pas ? Il arrive que les femmes n'aiment pas leurs enfants, ni leur maison, qu'elles ne soient pas les femmes d'intérieur qu'on attendait qu'elles soient. Qu'elles ne soient pas non plus les femmes de leur mari.
Qu'elles ne soient pas de bonnes mères, de même qu'elles ne soient pas fidèles, des fugueuses, et que malgré cela elles aient tout subi, le mariage, la baise, l'enfant, la maison, les meubles et que ça ne les ait changé rien rien même pour un seul jour.
Pourquoi une maternité ne serait-elle pas mal venue ?
Pourquoi la naissance d'une mère par la venue de l'enfant ne serait-elle pas ratée elle aussi par les paires de gifles de l'homme pour les beefsteaks mal cuits par exemple ? Comme la jeunesse peut l'être de même par la paire de gifles pour un zéro en maths.
Quand elles ont un enfant qu'elles ne reconnaissent pas comme leur propre enfant, c'est peut-être qu'elles ne voulaient pas de cet enfant, qu'elles ne voulaient pas vivre. Et dans ce cas aucune morale, aucune sanction ne leur fera reconnaître que cet enfant est le leur. Il faut les laisser tranquille avec leurs histoires, ne pas les insulter, les frapper. Que toutes ces circonstances dites plus haut se soient trouvées enchaînées autour de Christine V. et qu'elle ait laissé faire comme si ces choses-là ne l'avaient pas regardé, c'est possible. Il se peut que Christine V. ait vécu une existence tout à fait artificielle dont elle n'avait que faire.
Christine V., il se pourrait qu'elle soit une vagabonde en vérité, une rocky de la banlieue en vérité, sans feu ni loi, sans mariage contracté, à dormir avec n'importe qui, n'importe où, à manger n'importe quoi et que c'eût été dans ce malheur là qu'elle aurait pleuré pour de bon et ri de même. La vie qu'on mène réellement dans cette maison de la colline ou ailleurs, dans des maisons équivalentes, personne ne la connaît, même pas le juge. Entre ceux qui la connaissent le moins mal il y a d'abord des enfants et puis il y a des femmes.
La loi du couple faite par l'homme
Il se pourrait que Christine V. ait vécu avec un homme difficile à supporter.
Ça ne devait pas être un homme méchant, non, ce devait être un homme d'ordre, de devoir. Je vois la dureté de cet homme s'exercer sans trêve aucune, être de principe, éducative. Je croise voir qu'il dresse sa femme selon son idée et qu'il prend à ce dressage un certain plaisir grandissant, un certain désir. Quand la loi du couple est faite par l'homme, elle englobe toujours une sexualité obligée par l'homme de la part de la femme. Regardez bien autour de vous : quand les femmes sont comme celle-ci, inattentives, oublieuses de leurs enfants, c'est qu'elles vivent dans la loi de l'homme, qu'elles chassent des images, que toutes leurs forces, elles s'en servent pour ne pas voir, survivre. Il n'y a pas de jardin autour de la villa, c'est resté dans l'état du jour de finition des travaux. Elles ne font pas le jardin. Celles-là, elles ne plantent pas les fleurs de saison. Parfois elles s'asseyent devant la maison, exténuées par le vide du ciel, la dureté de la lumière. Et les enfants viennent autour d'elles et jouent avec leur corps, grimpent dessus, le défont, le décoiffent, le battent, et rien et elles, elles restent impassibles, elles laissent faire, et les enfants sont enchantés d'avoir une mère pour jouer et l'aimer.
Non, l'enfant ne devait pas être le plus important dans la vie de Christine V. Il ne devait rien y avoir de plus important dans sa vie à elle qu'elle-même. Dans sa vie à lui, si, l'enfant devait être le plus important de tout ce qu'il avait vécu, le plus beau, le plus inattendu, la manne de Dieu. C'est terrible. Il a dit d'elle que c'était une épouse merveilleuse et qu'il souhaitait une femme semblable à tous les hommes. Cela à cause de la force d'inertie qui la porte, la plus insidieuse, la plus ravissante de toutes les pulsions de mort. Celle-là même dont les hommes ne se défont jamais une fois qu'ils l'ont connue, si proche d'une docilité aveugle. Garder cette différence profonde entre eux et elles, c'est le vœu le plus cher des hommes.
Christine V. devait compter sur le temps qui passait jour après jour pour arriver à savoir enfin quoi faire de cette vie, comment sortir de devant cette colline nue, comment rester avec un homme, par exemple avec celui-ci qu'elle a connu à seize ans, comment en partir. Comment sortir de ce paysages de devant elle, comment le mettre hors de sa portée. Comment se retrouver enfin ailleurs pour toujours, même le temps d'une saison, loin du harcèlement quotidien le plus affreux, celui de la rechercher du sens de tout cela.
La prison de liberté
Elle est dans une prison de liberté. Elle n'a que faire de la liberté. Elle pourrait parfois penser à rendre les coups, rendre le dressage, donner les gifles à son tour pour, par exemple, un beffsteak (note du site : mal orthographié) mal cuit. Mais l'homme qui lui aurait donné ces gifles, elle n'aurait pas pu essayer de les rendre, il aurait rigolé. Ils rigolent dans ce cas. On ne peut pas non plus refuser d'habiter la maison, les quitter, cette maison, ce pays, déserter. L'idée qu'ils pourraient nous retrouver, c'est l'épouvante. Et puis partir, ce n'est jamais suffisant. Le contentieux qu'il y a entre un homme et une femme, on (...)
de là. Dans ce cas, la mort de l'enfant aurait été le seul moyen qui lui serait resté, parce qu'il aurait été le plus sûr. J'ose avancer que si Christine V. est consciente de l'injustice qui lui a été faite durant la traversée du long tunnel qu'a été sa vie, elle est complètement étrangère à cette culpabilité que l'on réclame d'elle. Elle ne sait pas ce qu'ici veut dire ce mot. Qu'elle ait été, elle, victime de traitements injustes, oui, mais coupable, non, elle ne l'a pas été. Du moment que ce crime, dans le cas précis où elle était d'avoir à le commettre personne n'aurait pu l'éviter, coupable elle n'a pas été. Elle n'a jamais crié Christine V. sauf au cimetière. Si elle criait je crois, ce serait ceci : " Que tout le monde meure autour de moi, ce nouvel enfant, mon mari et moi-même, mais coupable comme la justice le veut, je ne le serait jamais ".
Elle a dit qu'on la mette en prison pour l'homme tué, d'accord, mais pas pour l'enfant tué. Ça ne peut pas se comparer un homme et un enfant. C'est une absurdité d'appeler ça du même nom dans les deux cas. Mettre ce crime sur le marché du crime, c'est impossible. Elle le sait, elle, la mère.
Même pas mourir, elles
Quand arrive cette soirée d'octobre, il me semble que la folie est déjà passée par les collines. Que c'est déjà trop tard. Qu'elle a déjà raidi son corps, ses seins, son regard, qu'elle ait glacé son cœur et que c'est déjà trop tard. Même le temps ce jour-là, elle n'arrive plus à le tuer. Elle ne regarde plus personne, sauf le dehors, ce vent qui revient avec l'automne, ce nu des collines, ce cauchemar, ce froid, ces journées de plus en plus courtes comme le temps qui reste avant la fin. Pendant ces soirées-là ces femmes n'arrivent plus à lire. Dans le degré d'incandescence qu'atteignent parfois dans leur maison le silence et la disparition de la vie, elles ne doivent même plus se parler avec les hommes. Plus rien entre eux que ces enfants. Dans ce puits de silence, ces enfants qui attendent. Même les enfants, quand ils parlent, elles devraient les faire taire. Comment ne les voient-ils pas, eux, les hommes. Qu'elles n'ont plus rien d'autre àf aire que cela dont on parle, même pas mourir elles.
Reste cet autre crime : cet homme abattu devait savoir quelque chose. La façon insistante avec laquelle il regardait dans les yeux en disant qu'il était innocent m'a toujours fait penser qu'il savait quelque chose qu'il ne pouvait pas révéler sans mettre en cause quelqu'un d'autre. Et quand on a braqué son fusil vers lui et qu'on lui a dit : " Tu sais très bien que ce n'est pas moi qui ai fait ça ", j'ai entendu : [/i]" Tu sais très bien qui l'a fait "[/i]. On dit que c'est elle, Christine V. qui aurait incité à le tuer. C'est elle qui aurait persuadé l'assassin que ce ne pouvait être que cet homme. Pourquoi lui ? Pour en finir. L'enfant a été indéniablement tué par un être humain. Il faut donc qu'il y ait un assassin. La mise à mort de l'enfant par sa mère, je ne sais pas son nom, je ne sais pas appeler ce crime, mais celui de cet homme innocent, je sais l'appeler. On l'a fait pour elle. On a tué l'homme.
Elle l'a ainsi désigné comme l'assassin officiel de l'enfant. Tout se passe comme si ce n'était pas à la justice de distribuer les rôles dans cette affaire, y compris celui de l'assassin.
C'est la première fois sans doute que l'homme avec qui elle vit aurait cru ce qu'elle avance, elle, la mère de son enfant.
Cette fois, Christine V. aurait pu être comblée : l'assassin avait été trouvé, il avait été abattu et celui qui l'avait tué était allé habiter la prison.
Une certaine période de paix
Une fois les trois meurtres accomplis, il est probable que Christine V. ait connu une certaine période de paix. La maison serait en vente. Le salon de cuir qui aurait coûté plus de deux millions serait aussi en vente. Personne n'a jamais été invité à aller dans cette maison, à s'asseoir dans ces fauteuils si chers.
Pourquoi avoir ces choses-là ? Pour pouvoir les montrer aux jaloux ? Pour faire croire au bonheur ordinaire de la vie ? Oui. Pour faire croire. Pour des raisons pratiques également ordinaires. Car ici tout était ordinaire, tout. Pratique. Comme partout.
Christine dit qu'après la mort de l'enfant elle a érpouvé de nouveau du désir, de l'amour, pour cet homme. Il est probable que la douleur abominable qu'elle a créée chez cet homme a fait s'évanouir le passé, la dureté, elle a aboli le temps, elle a fait l'égalité dans le malheur. La prison a fait l'inapprochable décor. C'est aussi ça, s'aimer. Personne n'en a le droit.
Ce crime, c'est un désert
À 26 ans ils avaient déjà dix ans de mariage. Ils n'avaient plus rien en commun, même pas l'enfant, ils n'avaient que l'argent gagné, la maison, les autos, le salon. Maintenant, ils ont en commun l'enfant mort.
Pour la forme, voici : neuf mois ont passé depuis le crime. L'attente demeurait entière. Ce crime est une crime dont on ne se lasse pas. Il est insondable, très étendu, très. Souvent on le perd de vue là où on croyait le trouver et il disparait quand on s'en approche. De très près il n'en reste rien que la monstruosité de l'innocence. Dans ce crime-là on est allé jusqu'à la couche dernière du mal, cette innocence-là devant Dieu.
Ce crime a fait penser tous les habitants du pays, tous ses habitants sont devenus intelligents avec ce crime, les criminels comme les spectateurs.
Rien n'arrivait plus, on en était au point mort. Qu'est-ce qu'on attendait pour inculper ? se demandait-on. On attendait le rapport de synthèse de la police. Il est arrivé. Les résultats des analyses graphologiques, ils sont arrivés. L'inculpation s'est même fait attendre. Et puis elle a eu lieu. C'est Christine V. que l'on a inculpée. D'infanticide. Elle a été écrouée.
Voici que ce qui était suffisant pour le faire paraît maintenant insuffisant. Et que manque terriblement un élément mal défini mais irremplaçable, sans équivalence, à savoir une personne, un être humain, pour dire qu'il a vu, qu'il sait. Il n'y a personne dans ce crime, c'est un désert comme la colline nue. On arrive maintenant comme toujours, dans ces enquêtes gigantesques faites autour des crimes, aux zones trop claires des conclusions. Si la police avait déserté le pays, d'autres gents n'aurait-il pas été " supprimés " comme cet homme, ce frère ? On a le sentiment qu'une partie du village, " la chambre forte ", sait la vérité, et étrangement, que ce crime ait été attendu dans le pays pour liquider définitivement des fâcheries de familles commencées peut-être dans le siècle dernier.
Si c'était là le quatrième assassinat ?
Reste cette autre enfant. Pour tout (...) quête. Pour tous les spectateurs de la marche de la justice, c'est la zone d'ombre la plus dense du crime. Encore une fois : pourquoi fait-elle de ce crime ce premier récit lumineux, sans fautes ? Que les gendarmes l'y aient forcée, non, ce n'est pas vrai, ce ne sont pas les gendarmes qui l'ont forcée à cette clarté, cette simplicité de dessin d'enfant. Sa frayeur quand elle s'est démentie est restée dans toutes les mémoires. Elle n'est jamais retournée à l'école depuis le crime. Elle ne sort presque pas, joue avec sa chèvre, dit-on. Et si c'était là le quatrième assassinat ?
Encore une fois on ne sait rien. Plus rien. Si on demande aux gens : " Et si tout à coup le meurtrier était découvert ici dans les environs de ce village... ? " ils nous répondent que non, que ce n'est plus possible, que tout a été cerné. Restera donc à les interroger tous, jusqu'au dernier.
Le temps est différent tout à coup. La justice paraît insuffisante, lointaine, inutile même, elle devient superfétatoire du moment qu'elle est rendue. Pourquoi la rendre ? Elle cache. Plus que le secret, elle cache. Elle cache l'horizon du crime et, disons le mot, son esprit. Le mouvement de l'intelligence défait l'ordre judiciaire. Elle est contre la séparation de cette criminelle d'avec les autres femmes. Ce qui aurait fait criminelle Christine V. c'est un secret de toutes les femmes, commun. Je parle du crime commis sur l'enfant, désormais accompli, mais aussi je parle du crime opéré sur elle, la mère. Et cela me regarde. Elle est encore seule dans la solitude, là où seront encore les femmes du fond de la terre, du noir, afin qu'elles restent telles qu'elles étaient avant, reléguées dans la matérialité de la matière. Christinve V. est sublime. Forcément sublime.
Marguerite DURAS
HISTORIQUE
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