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Dana on
Friday October 18, 2024 02:36 pm
Ceci est un inclassable et n'a pas sa place dans la chronologie. Je vous partage donc cet extrait d'un article de Patricia Tourancheau ("La contre-enquête de Jean-Marie Villemin", 30 septembre 2017, épisode no 11) sur la relation entre le juge Maurice Simon et la journaliste Laurence Lacour :
Laurence Lacour s’installe à Lyon et écrit plusieurs courriers à des protagonistes de la tragédie afin de tout reprendre et tout vérifier. Elle entend se caler sur le calendrier du président Maurice Simon, qui instruit désormais un supplément d’enquête. En octobre 1988, elle lui explique par écrit sa démarche et « sa perte de repères », puis sollicite une entrevue. Il accepte de la recevoir le 5 novembre 1988 car, lui dit-il, il a été « frappé par la sensibilité de [sa] lettre ». Ce haut magistrat de la cour d’appel de Dijon est lui aussi consterné par le fonctionnement de la justice d’Épinal. Ce jour-là, dans son bureau, Maurice Simon n’en laisse rien paraître à la journaliste mais se montre un peu absent : Me Paul Prompt, l’un des avocats de Bernard Laroche, vient de déposer une plainte contre X, mais qui en réalité le vise, pour « violation du secret de l’instruction ».
En amont, le président Simon avait clairement dit à Laurence Lacour : « Venez, mais nous ne parlerons pas du fond. » Le magistrat ne discute du dossier qu’avec sa greffière, le procureur général et les enquêteurs : « La règle a été claire dès le départ. »
Le président Simon impressionne la jeune journaliste par son respect des
protagonistes du dossier : il donne du « monsieur » ou du « madame » à Jean-Marie et à Christine Villemin, à Marie-Ange Laroche ou d’autres. « J’étais éblouie de voir enfin quelqu’un ramener de l’humanité dans cette affaire », me confie-t-elle. Au fil de cet échange, Laurence Lacour lui expose son point de vue sur le rôle coupable de la presse : « Je sors de là effarée par tous ces dégâts humains. Nous sommes entièrement imbriqués là-dedans, il n’y a pas que la justice qui a failli. » À cet instant, elle raccroche son regard : « Ça l’a touché, j’ai senti qu’il devait partager cet avis. »
Lorsqu’elle ajoute : « Un jour, il faudra bien tirer les leçons de tout cela », la jeune journaliste a conquis le magistrat, et vice versa. L’un à Dijon, l’autre à Lyon, l’un âgé de 65 ans, l’autre de 31 ans, l’homme d’apparence austère, statue du commandeur au tribunal, et la jeune femme à fière allure mais « ravagée de l’intérieur », n’avaient aucune raison de se revoir et a fortiori de se trouver. Mais, mus par la volonté de réparer le fiasco du dossier Grégory, pendant une année, ils vont entretenir une relation épistolaire de plus en plus dense. « Le concierge du palais doit s’en souvenir.
Des enveloppes épaisses et toujours la même écriture. À la fin, une ou deux par jour ! »
Ils se racontent leurs vies d’avant l’affaire Grégory. Elle, toute en légèreté jusqu’à sa prise de conscience, sa « chute au sens camusien du terme ». Lui, tout en gravité, parlant de la guerre, la Résistance, l’Algérie où il lutta contre la torture, sa passion pour la justice. Malgré leurs différences, l’alchimie opère.
Il s’émeut de son état : « Est-il possible que vous soyez si seule, si meurtrie, si triste ? »
Elle ignore qu’il est cardiaque et s’étonne de certains propos : « Je trouve que vous parlez beaucoup de la mort. » Il répond à côté : « Oui, j’ai perdu mon frère aîné et ma belle-mère », puis philosophe sur la fragilité de la vie. Au fil des 139 lettres échangées, elle se reconstruit et lui cesse de lutter contre ses sentiments. Ils se revoient enfin à Lyon entre deux trains pour déjeuner en septembre 1989, et puis une autre fois en décembre. Sobrement, il lui dit ce qu’elle a déjà lu depuis plusieurs semaines dans les journaux sur les attaques le ciblant et lui demande de l’attendre. Mais il la prévient, raconte-t-elle : « 1990 sera une année difficile. Nous ne pourrons pas nous voir tant que je n’aurai pas terminé l’instruction du dossier Grégory et ensuite, nous aurons tout et tout le monde contre nous. » « Peu m’importe. Je vous attendrai », lui promet-elle.
En cas d’accident, Maurice Simon avait noté au dos d’une carte de visite les numéros de trois proches à prévenir : la mère de son fils, sa greffière Édith Gaudin et Laurence Lacour. C’est ainsi qu’elle est avertie, le 29 janvier 1990, de l’infarctus de Maurice Simon. Après trois jours de coma, il bataille avec sa mémoire pour réclamer, devant un auditoire perplexe, « cette jeune femme brune... mais si... chez Pivot ». Il faudra un certain temps avant que soit fait le lien avec le troisième nom sur la carte de visite. Et puis un jour, il la reconnaît aussitôt qu’elle entre dans la pièce. « C’est là que j’ai découvert qu’il existe une mémoire du cœur. » « Il avait anticipé la mort mais pas l’amnésie. » Finalement, cet accident accélère leur projet et ils s’installent ensemble « mais loin de Dijon, pour éviter toute interférence avec l’affaire ».
Au bout de deux années de congé, Laurence Lacour se voit proposer par Europe 1 le poste à Washington dont elle a tant rêvé. Mais elle décline et démissionne cette fois sans état d’âme : « L’arbre était mort, il n’avait plus de sève. » Tout en assistant Maurice Simon, qui a tout oublié de Grégory « comme on abandonne un fardeau », elle continue son enquête avec « le parti pris de tout vérifier ». Au bout de 197 entretiens, Laurence Lacour s’aperçoit que « 80 % de ce que l’on avait écrit était faux ou erroné ! Et les seuls qui n’avaient jamais menti, c’étaient Christine et Jean-Marie Villemin. Cette réalité m’a longtemps hantée ».
Épaulée par son nouvel éditeur, Laurent Beccaria, futur fondateur des éditions
Les Arènes, elle publie Le Bûcher des innocents en décembre 1993. Juste après le procès de Jean-Marie Villemin, où elle a témoigné à la barre du rôle pousse-au-crime des médias : « En prêtant serment, j’ai eu le sentiment de réaliser un acte civique et humain, mais aussi de tourner la page de ma jeunesse », écrit-elle dans son ouvrage.
Peu de temps après, le 23 mai 1994, le juge Simon décède.